Lettre ouverte au Président de la République
« Monsieur
le Président,
Votre décision d’engager la France en Syrie est prise et l’attaque est imminente.
Je veux cependant vous dire à quel point cette décision est périlleuse. Cette
décision est prise sans consultation du Parlement, à la différence de Cameron
qui a respecté le refus des députés britanniques et aussi d’Obama qui a annoncé
qu’il consulterait le Congrès et ne prendrait sa décision que dans dix jours.
Un tel pouvoir de décision sans consultation se justifie quand il y a urgence.
Il est impensable cette fois-ci que le Parlement ne soit pas consulté.
Il y avait urgence au Mali. Il fallait agir dans la minute : vous l’avez
décidé, vous avez bien fait, et je vous ai soutenu publiquement sans hésitation
ni réserve.
En Syrie, la situation n’est pas la même. S’il est peu de doute qu’il existe
des armes chimiques (les mêmes ont été si largement utilisées pendant la guerre
de 14), les preuves indiscutables de la responsabilité de leur utilisation
n’ont pas été apportées, comme l’a reconnu M. Cameron. Le fer et le feu
continuent à faire des deux côtés de nombreuses victimes.
Vous créez un précédent : vous allez intervenir sans mandat des Nations unies,
sans nos alliés européens, sans l’Otan, dans une action bilatérale avec les
États-Unis. Ce que la France reprochait en 2003 à Berlusconi, à Blair, à Aznar,
elle va l’accomplir aujourd’hui. Comment interdire à d’autres demain des
interventions unilatérales ?
Vous allez intervenir avec des buts incertains. Vous annoncez que vous ne
voulez pas renverser Assad et peser sur l’issue du conflit !… C’est une
déclaration diplomatiquement hypocrite et qui n’a pas de crédibilité.
Il ne s’agit pas d’un « avertissement » : il s’agit d’une intervention
faite pour mettre à genoux le régime actuel (à bien des égards détestable) et
donner la victoire à ses adversaires…
Qui sont ces adversaires ? À qui s’apprête-t-on à donner la Syrie et de larges
pans de la région? À des forces fondamentalistes engagées dans une entreprise
globale d’instauration de l’islamisme politique, au cœur de
l’affrontement séculaire et désormais brûlant entre sunnites et chiites.
Qui seront les victimes ? D’abord ceux que nous frapperons directement,
militaires et parfois civils ; ensuite les communautés minoritaires en Syrie,
les différentes communautés chiites, les communautés chrétiennes d’Orient (qui
adressent une supplique unanime pour qu’on renonce à cette attaque) ; enfin le
Liban, dans l’existence et l’équilibre duquel nous avons une responsabilité
historique et où des forces françaises sont engagées – et exposées – dans le
cadre de la Finul…
La frappe n’est pas non plus la seule solution.
Il est une gamme de rétorsions, de poursuites et de sanctions, conduisant les
coupables jusqu’au Tribunal pénal international, qui auraient le même effet
dissuasif sans exposer aux mêmes risques. Et qui pourraient, elles, conduire à
la seule solution que l’on doive espérer, négociation et solution politique
protégeant toutes les minorités. La France a, vis-à-vis de la Syrie, du Liban
et des communautés minoritaires religieuses et ethniques de la région, une
responsabilité historique et affective.
Et la France a un devoir vis-à-vis d’elle-même !
Nous avons construit une image de la France au travers des décennies : de de
Gaulle à Jacques Chirac lors du drame irakien, nous étions le pays qui parlait
avec tous, et protégeait l’essentiel. Et ce n’était pas seulement une image :
c’était notre identité et notre réalité. C’était un patrimoine pour notre pays.
Monsieur le Président, nous étions nombreux à avoir mis de l’espoir en votre
modération et votre équilibre. Vous engagez la France dans une voie périlleuse.
Je souhaite me tromper, mais je voulais vous dire que vous faites courir un
grand risque à l’avenir de la Syrie, aux minorités, au Liban, et à une certaine
idée de la France qui ne s’aligne pas.
François Bayrou. »